HU.6: Art et Ville Post-Numérique 6-7 Juin 2017

6e colloque sur les Technologies de l’Information et de la Communication en Milieu Urbain
Intervention – HERBET Aurélie : Des flux urbains aux fictions situées : lire et écrire la ville entre marches, expériences poétiques et dispositifs médiatiques.

Résumé 

Pratiquer la ville, la fouler de ses pas, l’observer, la sentir, jouer avec sa configuration spatiale, sont des opérations favorisant les relations à l’espace urbain, lequel se perçoit à travers la prise en compte de ses données, de ses flux numériques. Cette communication s’intéressera ainsi à la pratique artistique des fictions situées.

Les fictions situées sont des propositions poétiques et narratives mises en oeuvre par des dispositifs numériques mobiles et géolocalisés (via des smartphones). Depuis 2012 ce travail de recherche – entre pratique et retours théoriques -, se manifeste par des expériences dont le principe est de construire un imaginaire à partir d’un espace urbain, en s’imprégnant de ses reliefs, de sa géographie, de son architecture ou encore de son histoire. Ces dispositifs s’activent grâce à la collaboration de plusieurs participants construisant ensemble une proposition, un échange sonore ou encore photographique à partir d’une carte commune, tracée en temps réel sur l’écran de leur smartphone (via l’application Média Situés, développée par le collectif Orbe).

Entre déambulation, promenade, parcours ou encore course, ces expériences situées invitent à ce que nous appellerons une expérience fictionnelle incarnée. Plus qu’un simple déplacement physique auquel s’ajoute un scénario, c’est bien d’une réelle modification perceptive de l’espace qu’il s’agit de rechercher. On s’interrogera alors sur l’engagement du corps, ici considéré en tant que monteur et producteur de l’expérience tant physique, numérique qu’imaginaire.

Dans ce contexte, la découverte piétonnière de la ville s’associe à la collecte de données, de tracés cartographiques projetant le corps dans la construction d’une histoire, d’une autre manière de percevoir, de concevoir l’espace urbain à partir de créations poétiques et/ou narratives et de protocoles écrits en amont de ces marches à travers l’espace urbain. Selon des rhétoriques combinatoires, les marcheurs tournent des parcours, élaborent des styles et des usages déterminant une manière de faire particulière [1].

La ville comme « théâtre de flux[2] », la ville au-delà de son inlassable recommencement quotidien est dans ces pratiques un organisme à découvrir, à explorer afin de dévoiler ses « zones inconscientes[3] » et ce, au-delà de l’art qui pourtant fait jaillir cette pensée.

Nous décrirons précisément ces expériences mais nous nous attacherons également à étudier le champ lexical relatif à l’appropriation de territoires urbains (avec la distinction entre les termes d’espace, de lieu et de site) : « Le terme d’espace recouvre un champ d’acceptions extrêmement large qui repose autant sur des notions formelles et abstraites que sur l’expérience subjective et plus ou moins directe de la réalité[4]. » Que perçoit-on de l’espace, d’un espace ? Comment l’appréhende-t-on dans le cadre d’un dispositif artistique ? Aussi, loin du sens commun qui conçoit l’espace « comme un contenant vide, passif et neutre dans lequel on se meut pour agir[5] », les fictions situées s’attachent à établir des relations – sensibles, émotionnelles, imaginaires –, mais également à nouer, associer des espaces hétérogènes entre eux, que ceux-ci soient numériques, fictionnels ou tangibles.

Nous analyserons en outre la notion de site dans le contexte des expériences mobiles situées en situation urbaine. Si le lieu est déjà un espace chargé d’histoire, qui fait « appel au temps, à la mémoire[6] », le site apparaît selon Anne Cauquelin comme « la dialectique de l’espace et du lieu[7] » en se nourrissant des deux spatialités qu’il nie : « De l’espace, il garde le positionnement, la situation, l’établissement ponctuel et repérable sur une carte du territoire. […] Du lieu, en revanche, le site garde le trait principal qui est de mémorisation, d’enveloppement, d’environnement, qu’il s’agisse du milieu physique ou de milieu contextuel, comportemental et transmissible par les usages, ou bien d’archivage[8]. » Ainsi, selon nous, ce qui est à l’œuvre dans les Fictions situées, est le passage d’un espace pratiqué à un espace travaillé en tant que site. Nous développerons cette idée.

Cette communication s’appuiera largement sur nos expériences mais convoquera également un corpus d’oeuvres et d’expérimentations[9] dont les caractéristiques communes sont de concevoir la ville comme le matériau d’une exploration poétique (sonore, textuelle, video ou photographique). Dans ce cadre, nous préciserons les modalités engagées par ces dispositifs impliquant des situations fictionnelles en contexte de mobilité.

[1] « Ce que produit cet exil marcheur, c’est très précisément le légendaire qui manque à présent dans le lieu proche ; c’est une fiction, qui a d’ailleurs la double caractéristique, comme le rêve ou la rhétorique piétonnière, d’être l’effet de déplacements et de condensations. Corollairement, on peut mesurer l’importance de ces pratiques signifiantes (se raconter des légendes) comme pratiques inventrices d’espaces. De ce point de vue, leurs contenus n’en sont pas moins révélateurs, et plus encore le principe qui les organise. Les récits de lieux sont des bricolages. Ils sont faits avec des débris du monde ». Michel de Certeau, L’invention du quotidien, I. Arts de faire [1980], Paris, Gallimard, 1990, p. 160-161.

[2] Francesco Careri, Walkspaces. La marche comme pratique esthétique, Paris, Éditions Jacqueline Chambon, p. 96.

[3] Ibidem, p. 97.

[4] Paolo Amaldi, Espaces, Paris, Éditions de la villette, 2007, p. 17.

[5] Alain Alberganti, De l’art de l’installation. La spatialité immersive, Paris, L’Harmattan, 2014p. 157.

[6] Anne Cauquelin, Le site et le paysage, Paris, PUF, p. 78.

[7] Ibidem, p. 85.

[8] Ibidem.

[9] Avec le travail de Janet Cardiff, du collectif Orbe ou encore de Rimini Protokoll.